Retour sur une découverte marquante dans la lutte contre le cancer : le mécanisme d'action de la curcumine à l'intérieur de nos cellules.
Si vous vous intéressez aux médecines naturelles, vous n’avez pas pu passer à côté de cette plante qu’on surnomme « le soleil en poudre » et qui fait le bonheur des populations asiatiques depuis des milliers d’années : le curcuma (du latin Curcuma longa).
Cette racine aux couleurs éclatantes figure dans les traités de médecine ayurvédique depuis au moins 4000 ans et connaît un engouement sans précédent à travers le monde. On l’utilise tantôt pour ses propriétés antioxydantes, tantôt pour son pouvoir anti-inflammatoire sensationnel, mais c’est sa capacité à prévenir le cancer, voire même à le ralentir, qui passionne le plus. Dans la communauté scientifique, cet engouement pour les vertus anticancéreuses du curcuma est flagrant : en 30 ans, le nombre d’études scientifiques portant sur le sujet a explosé, avec un rythme de publication en constante augmentation. Son intérêt a grimpé en flèche lorsque des chercheurs ont remarqué que la prévalence de nombreux cancers était moins élevée dans les pays asiatiques où l’on en consomme beaucoup (1).
La plupart de ces études ont confirmé sans ambiguïté que le curcuma jouait bien un rôle dans la prévention et la prolifération des cellules cancéreuses (2-8) sans que l’on ne sache vraiment pourquoi. Il aura fallu attendre juillet 2018 pour avoir une première explication convaincante de son mécanisme d’action. Retour sur l’histoire incroyable de cette racine qui n’a certainement pas encore livré tous ses secrets.
Si le curcuma joue un rôle positif contre le cancer, c’est vraisemblablement grâce à sa richesse en curcumine. C’est une petite molécule antioxydante qui fascine la communauté scientifique depuis déjà plusieurs décennies. Des études in vitro ont montré qu’elle ralentissait la prolifération des cellules cancéreuses en agissant à différents moments de leur développement et qu’elle semblait favoriser la fabrication d’enzymes qui aident le corps à combattre ces cellules anarchiques (20).
Mais une nouvelle étude est allée encore plus loin. Grâce à une technique très sophistiquée qu’on appelle cristallographie aux rayons X, des chercheurs de l’Université de Californie à San Diego ont démontré que c’est la forme spatiale tout à fait particulière de la curcumine qui explique ses bienfaits. En effet, lorsqu’elle se trouve à proximité d’une molécule qu’on appelle la DYRK2 et qui est impliquée dans le développement des cellules cancéreuses, les deux molécules s’emboitent comme des pièces de puzzle. Et cette association empêche la DYRK2 d’exercer son action !
La DYRK2 permet d’activer un énorme broyeur cellulaire chargé de détruire les protéines inutiles et endommagées dans la cellule. Il « avale » les protéines d’un côté et les expulse en morceaux de l’autre. En cas de cancer, ce broyeur est totalement déréglé. Il n’est plus capable de trier correctement les protéines qu’il doit détruire et se met même à exterminer des protéines vitales pour la survie de l’organisme, avec un appétit tout particulier pour les protéines capables de détecter des anomalies dans la cellule et sonner l’alerte. Ce sont des protéines « sauveuses » qui patrouillent régulièrement et qui contrôlent scrupuleusement chacun des constituants de la cellule. Lorsqu’elles remarquent une anomalie, ces protéines déclenchent des réactions moléculaires complexes pour la réparer. Et si la réparation de l’anomalie n’est pas faisable et qu’elle est suffisamment grave pour compromettre la survie de l’organisme tout entier, elles ordonnent le suicide de la cellule. Mieux vaut condamner une cellule, plutôt que prendre le risque qu’elle devienne nuisible pour l’organisme. Le broyeur cellulaire des cellules cancéreuses engloutit ces protéines sauveuses, leur permettant donc de se reproduire massivement sans être embarrassées par les contrôles et les alertes répétés.
Pour rétablir l’activité bénéfique de ces protéines dans les cellules cancéreuses – et donc contribuer à leur suicide – il faudrait soit reconfigurer le broyeur pour qu’il ne détruise que les protéines endommagées (comme c’est le cas initialement), soit ne pas l’activer au préalable. C’est ce deuxième cas de figure que permet la curcumine en se liant au DYRK2, l’activateur du broyeur cellulaire – et qu’on appelle en réalité le protéasome. Elle désactive indirectement le broyeur cellulaire, ce qui permet aux protéines « sauveuses » d’échapper à la mort et de remplir à nouveau leur fonction. En réalité, l’action est momentanée car la curcumine ne se lie pas de façon définitive à la DYRK2, mais ce sursaut peut suffire à conduire la cellule cancéreuse au suicide ou à réparer quelques-unes des anomalies entre temps…
Ce mécanisme d’action, découvert pour la première fois, s’ajoute à des propriétés antioxydantes et anti-inflammatoires reconnues qui servent déjà à prévenir et traiter de nombreuses pathologies en Asie comme ailleurs. Il consacre, encore un peu plus, le curcuma au rang de superaliment.
Le potentiel du curcuma est exceptionnel à condition toutefois qu’il parvienne en contact avec les cellules de l’organisme. Les auteurs de l’étude prennent d’ailleurs soin de rappeler que la biodisponibilité de la curcumine est faible (13-14) et que la fraction qui parvient dans la circulation sanguine est rapidement évacuée par le foie dans les urines. Cette faible biodisponibilité explique pourquoi le curcuma est davantage utilisé en prévention qu’en traitement : les quantités de curcumine parvenant jusqu’aux cellules peuvent être suffisantes pour empêcher une cellule de devenir cancéreuse (en contribuant à réparer les erreurs ou à bloquer leur multiplication), mais elles n’auront pas la même puissance face à une tumeur déjà bien installée qui contient des dizaines de milliers de cellules cancéreuses. Ce problème de biodisponibilité ne se pose pas dans le tube digestif puisque la curcumine se trouve au contact des cellules sans devoir traverser la paroi intestinale. La quantité active dépend donc directement des doses ingérées. C’est ce qui explique pourquoi les études cliniques se focalisent majoritairement sur les cancers du tube digestif (15), en particulier celui du côlon qui touche chaque année 500 000 personnes en Europe.
Existe-t-il des moyens d’augmenter la biodisponibilité de la curcumine ? Heureusement, oui. Et là encore, la sagesse populaire asiatique a devancé la recherche scientifique puisque les ingrédients permettant d’augmenter la disponibilité de la curcumine figurent dans plusieurs recettes traditionnelles comme le curry ou les chutneys. Parmi ces ingrédients, on compte la bromelaïne, un groupe d’enzymes présentes dans l’ananas frais, et surtout la pipérine, un alcaloïde du poivre noir qu’on trouve aussi dans le supplément Bioperine. Comment agit-elle ? En augmentant l’activité d’une protéine intestinale impliquée dans le transport (16), mais aussi en ralentissant le mécanisme permettant de solubiliser la curcumine et de contribuer à son élimination dans l’urine (17). Dans une étude menée sur l’homme, l’administration de pipérine a ainsi permis d’augmenter la biodisponibilité de la curcumine de 2000 % (18) alors que les participants se contentaient d’avaler quotidiennement une dose de 2 g de curcumine, soit l’équivalent d’une gélule de Natural Curcuma. Comme la curcumine est un chélateur du fer (19), cette stratégie est néanmoins plutôt réservée aux personnes qui ne souffrent pas de carences en fer.
On conseille également de prendre les suppléments de curcuma en mangeant, car la présence d’acides gras augmente l’absorption de l’épice. C’est la raison pour laquelle on trouve des suppléments brevetés comme Super Curcuma qui contiennent de la phosphatidylcholine naturelle (un acide gras bénéfique) et qui présentent donc une bien meilleure absorption que les suppléments classiques (29 fois plus assimilable).
Enfin, il est possible également de cultiver quelques pieds de curcuma chez soi, dans un gros pot à fleurs et en veillant à ce que le terreau soit toujours humide et à l’abri du gel. La récolte, qui se fait de neuf à dix mois après la plantation, vous garantira des rhizomes frais, nettement plus savoureux que la poudre généreusement irradiée vendue dans les supermarchés…
Vous arrive-t-il de vous demander comment les hommes ont pu découvrir et comprendre les propriétés médicinales du curcuma ? Comment ils ont répandu leur savoir à travers les territoires au point d’en faire une plante de référence dans les pharmacopée traditionnelles ? Voici une reconstitution crédible de ce qui a pu se produire.
Un beau jour, quelque part au sud-est de l’Asie, un petit groupe d’hommes a probablement goûté par hasard le rhizome d’une petite plante vivace aux fleurs violettes apparentée à Curcuma longa. L’expérience ayant été plutôt agréable, ils ont petit à petit introduit ce rituel à leurs habitudes alimentaires sans savoir que la plante avait en réalité des vertus bénéfiques. Ces propriétés insoupçonnées ont alors conféré au petit groupe d’hommes un avantage sélectif par rapport aux autres groupes qui ne la consommaient pas : une plus forte capacité à guérir, une espérance de vie légèrement supérieure et par conséquent, un nombre de descendants plus élevé que la moyenne. De façon logique, ces descendants ont fait les mêmes choix alimentaires que leurs parents et les ont transmis à leur tour aux générations suivantes, si bien qu’au fil du temps, les consommateurs de curcuma devinrent de plus en plus nombreux, formant même une population à part entière. Une population de mangeurs de curcuma. Petit à petit, et sans qu’on sache vraiment comment, les individus formant cette population ont associé la plante à leur supériorité : ils ont dû finir par comprendre qu’elle leur conférait des « pouvoirs » spéciaux. C’est à ce moment-là qu’elle est devenue une figure sacrée autour de laquelle s’est fondé des mythes et des croyances populaires fabuleuses, toujours racontées aujourd’hui. En Malaisie, par exemple, on enduit encore le ventre de la mère et le cordon ombilical de pâte de curcuma afin d’éloigner les « mauvais esprits », tandis qu’en Inde, on fait passer un fil de curcuma autour du cou pour stimuler la fertilité.
Avec le temps, les populations asiatiques ont compris qu’elles pouvaient contrôler la reproduction de leur plante fétiche, et même obtenir des plantes au rhizome plus gros en croisant des individus et en les cultivant. Sur ce plan, les chercheurs sont formels : Curcuma longa est le résultat d’une domestication intense. La version sauvage était probablement moins riche en substances bénéfiques telles que la curcumine. Nous oublions souvent que les espèces qui nous entourent sont le fruit complexe de l’interaction entre homme et son environnement... Au IIème siècle avant Jésus Christ, apparaissent en Inde la période Védique, puis la médecine traditionnelle de Siddha. Ce sont des médecines holistiques très avant-gardistes qui partent du principe que les maladies dépendent de facteurs diététiques. Le curcuma, ou Manjal, y occupe évidemment une place de choix : les Siddhars l'utilisent surtout comme agent cardioprotecteur. Lorsque bien des années plus tard, les commerçants Arabes vont découvrir cette épice et les allégations que les populations locales lui prêtent, ils vont être séduits à leur tour et participer à son essor à travers le monde.
Aujourd'hui, le curcuma est un produit naturel connu du monde entier. Les croyances des populations asiatiques à son égard persistent encore, bien qu’elles paraissent relativement « naïves » pour les populations occidentales. Mais comment leur reprocher ? Elles n’avaient aucun moyen de comprendre comment le curcuma agissait sur leur corps et ne pouvaient deviner par quel miracle il leur permettait de vivre plus longtemps, si ce n'est par des contes compatibles avec leur système de croyances. La médecine moderne est beaucoup plus terre à terre : elle ne s’embarrasse pas des jolies histoires qui enrobent les plantes traditionnelles. Tout ce qui l’intéresse, c’est de savoir si elles ont bien un effet physiologique sur l’organisme, si on peut les utiliser en complément pour réduire les symptômes ou le risque de maladies, et si on peut comprendre leur mécanisme d’action. Et il se trouve que le curcuma répond désormais favorablement à toutes ces conditions…
L’étude principale de l’article
Sourav Banerjee, Chenggong Ji, Joshua E. Mayfield, Apollina Goel, JunyuXiao, Jack E. Dixon, Xing Guo. Ancient drug curcumin impedes 26S proteasome activity by direct inhibition of dual-specificity tyrosine-regulated kinase 2, Proceedings of the National Academy of Sciences Jul 2018, 201806797; DOI:10.1073/pnas.1806797115
Références scientifiques
Crédits Illustrations : Lucille Duchene, www.lucilleduchene.com
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